Edition jeunesse : la quantité nuit à la qualité
8 janvier 2018
En 2016, le baromètre de l’édition jeunesse était au beau fixe : la production avait augmenté de 3,5% et les ventes de 4,5%. S’il est trop tôt, en ce début janvier 2018 pour connaître les résultats de 2017, on sait déjà qu’au premier semestre, le secteur jeunesse s’est retrouvé pour la première fois en difficulté avec des taux records de retours.*
En dix ans, le nombre de parutions n’a cessé d’augmenter, passant de 7000 titres en 2006 à 11500 en 2016. La concurrence est de plus en plus forte. La vente est devenue un combat.
Mais comment vendre quand les prescripteurs que nous sommes voient la qualité se dégrader ?
Nous qui avons accès aux offices et voyons passer la quasi totalité de la production jeunesse, étions déjà chaque automne atteints d’indigestion de lectures avalées consciencieusement. Fin 2017, on est passé à l’état d’écoeurement. On lit tous les jours, beaucoup, mais peu de titres retiennent au final notre attention, trop peu.
Chaque mois, nous constituons quatre lots :
1/ Les titres que nous allons promouvoir, qui nous semblent réussis aussi bien dans la forme que dans le fond (entre 10 et 20% de la production). Ceux-là, le libraire en fait une pile et les conseille – oralement et/ou en ligne – aux médiateurs du livre autant qu’au grand public. Mais vu la baisse des tirages, on tremble qu’ils ne soient déjà plus disponibles, comme ce fut le cas cet automne avec Colorama et Le labyrinthe de l’âme , en rupture à peine arrivés sur les tables !
2 / Les reprises de titres épuisés, annoncées comme telles ou non (il arrive même que le représentant tombe des nues quand la libraire chevronnée lui révèle que le livre qu’il prenait pour une nouveauté n’en est pas une !). A quoi il faut ajouter les rééditions avec changement de cible : un roman ado, voire grand ado passant en junior à sa « nouvelle » sortie ! (une façon de combler le vide éditorial pour les 10-13 ans ?)
Dans ce lot on inclut aussi les suites, ou les nouveaux titres d’une série que le public attend plus souvent que le professionnel !
3/ Une masse de titres décevants : insipides, creux, laids, inaboutis, déjà vus, sans queue ni tête, qu’aucun bibliothécaire n’envisagera de commander, que le libraire ne mettra pas en rayon et qui finiront dans les cartons de retour.
4/ Enfin, un lot de nouveautés qui ont retenu notre attention de prescripteurs, mais sont entachés de défauts souvent rédhibitoires :
– maquette inadaptée : style enfantin pour un roman ado…
– typographie illisible : en couleur sur fond coloré ou de si petite taille qu’il faudrait une loupe …
– légendes inexactes
– invraisemblances : un enfant de 3 ans qui fait une compétition de judo, une voiture emboutie à l’avant qui continue à rouler, un grand-père qui parle de sa vie d’ado il y a 100 ans, une cafetière en alu en plein Moyen-âge, un chien décrit sur un camion et dessiné sur un tracteur…
– erreurs : le CO2 confondu avec la couche d’ozone, la cueillette des mûres au mois d‘avril, Bénodet en Bretagne nord, plans d’un nichoir infaisable…
– oublis : rien sur Montréal dans un documentaire sur le Québec, tout sur le temps mais rien sur l’espace dans un documentaire sur l’infini !
– simplifications : le raffinage du pétrole réduit à une simple chauffe
Et notre bêtisier** ne cesse de s’enrichir… Ainsi de deux documentaires sur l’écologie dont nous faisons une analyse très critique en rubrique Nouveautés :
– La planète et ses défis expliqués aux enfants ! (chronique du 10 février 2018)
– Où va le climat ? (chronique du 8 mars 2018)
En conclusion, pour 2018, nos vœux se font pressants : moins de titres, mais de meilleure qualité et tirés à plus d’exemplaires.
La balle est dans le camp des éditeurs qui doivent à nouveau assumer pleinement leur rôle de créateurs et d’accompagnement d’auteurs, et pas seulement de dénicheurs de talents et de vendeurs de livres.
Certains le font consciencieusement et nous leur en sommes gré ! Comme Thierry Magnier, éditeur exigeant et bosseur, qui a déjà pris de bonnes résolutions *: « En 2018, on mise sur les auteurs, on prend le temps de les accompagner, on travaille davantage les livres ».
Tout le monde y gagnera et l’édition jeunesse retrouvera la patate (voeux 2018 en date du 5 janvier)
* Livres hebdo 1151 du 24 novembre 2017-dossier jeunesse.
** Les exemples sont pris dans des titres récents.
Véronique Marie Lombard (Livralire) – Pascale Graffard (bibliothécaire 71) – Myriam Bernard (bibliothécaire 38) – Martine Débarbouillé (bibliothécaire 71) – Jacqueline Grec (professeur-documentaliste 38) – Nadine Labat (bibliothécaire 33) – Danielle Luga (bibliothèque de rue ATD) – Florent Celdran (bibliothécaire 74) – Odile Robé (libraire 71) – Marie-Laure Mailly (professeur documentaliste 38) – Gabriel Lucas (rédacteur en chef La mare aux mots 93)- Clémentine Vallée-Pillon (rédactrice du site Des Livres Et Vous) – Françoise Lièvre (bibliothécaire 03) – Nathalie Carret (bibliothécaire 73) –Marlène François (bibliothécaire 89)
Si vous souhaitez vous associer à cette tribune, vous pouvez envoyer vos nom, prénom, qualité par mail à Livralire [asso (arobase)livralire.org] qui rajoutera les signatures au fur et à mesure de leur arrivée.
COMMENTAIRES des Editions HongFei :
Votre billet d’humeur « Édition jeunesse : la quantité nuit à la qualité », proposé comme « un coup de pouce au changement » a retenu toute notre attention.
Nous l’avons effectivement lu avec intérêt, partageant largement le point de vue qui s’y trouve exposé et défendu. Nous y ajouterions sans doute que l’appel à la prise de conscience et à la volonté des seuls éditeurs n’est pas suffisant, l’organisation de la chaîne du livre, son économie et un mouvement de concentration ayant tricoté des liens inextricables entre les acteurs de ladite chaîne. Au moins l’éditeur peut-il prendre sa part dans le changement que vous appelez de vos vœux.
A ce sujet, il nous importe néanmoins de souligner que certains éditeurs œuvrent déjà dans le sens de la « bonne résolution » annoncée à la fin de votre billet. Lorsque HongFei publie 80 titres en 10 ans, ce n’est pas à défaut d’avoir pu en faire plus mais c’est le résultat d’un choix, celui de travailler à une production raisonnée qui « mise sur les auteurs, prend le temps de les accompagner, travaille les livres » et construit un catalogue. Disons ici que nous sommes ce que nous faisons mais aussi ce que nous ne faisons pas. N’insistons pas sur les difficultés de ce choix. Plutôt sur la philosophie à l’œuvre, où s’inviterait naturellement un précepte de la médecine chinoise : entretenir, prévenir, plutôt que guérir. Agir à notre juste mesure, et transformer en permanence et silencieusement le monde qui nous fait.
Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh